Droit du travail et numérique

Les travailleurs des plateformes numériques sont-ils salariés ?

Travailleurs des plateformes numériques. Par un arrêt rendu le 28 novembre 2018, la Cour de cassation a jugé qu’un coursier utilisant une application de livraison à domicile était salarié de la société exploitant cette application.

Depuis quelques années, la numérisation de l’économie a fait apparaître de nouveaux travailleurs précaires  : chauffeurs de véhicules, coursiers, chargeurs de trottinettes électriques…

Bien qu’exerçant leur activité à titre indépendant, ces travailleurs sont en réalité dépendants, économiquement mais aussi pour l’exécution de leur travail, d’applications et de plateformes en ligne.

1.        Le cadre légal applicable aux travailleurs des plateformes numériques

Garanties sociales minimales. La loi du 8 août 2016, dite « loi travail », a mis à la charge des plateformes numériques des obligations sociales minimales envers ces nouveaux travailleurs :

« Lorsque la plateforme détermine les caractéristiques de la prestation de service fournie ou du bien vendu et fixe son prix, elle a, à l’égard des travailleurs concernés, une responsabilité sociale »[1], consistant à :

  1. payer leurs cotisations à une assurance couvrant le risque d’accident du travail ; dans la limite d’un plafond fixé par décret ;
  2. payer leur formation professionnelle et de la validation des acquis de l’expérience, dans la limite de 2% du plafond annuel de sécurité sociales, soit 810,48 euros en 2019 ;[2]
  3. reconnaître aux travailleurs le droit de constituer ou d’adhérer à une organisation syndicale, de participer à un mouvement de refus concerté, sans que cela ne puisse, sauf abus, justifier la rupture des relations contractuelles ou une pénalité.

En revanche, la loi de 2016 n’a pas précisé si ces travailleurs étaient indépendants ou salariés des sociétés exploitant les applications et plateformes numériques.

Il revenait donc aux juges de trancher cette question.

2.        Le litige

Requalification en contrat de travail. En l’espèce, un ancien livreur utilisant l’application de la société « Take Eat Easy », aujourd’hui disparue, avait saisi le Conseil de prud’hommes pour faire reconnaître un contrat de travail avec cette entreprise.

La Cour d’appel avait écarté cette demande au motif que le coursier bénéficiait d’une « liberté totale de travailler ou non » « qui lui permettait, sans avoir à en justifier, de choisir chaque semaine ses jours de travail et leur nombre sans être soumis à une quelconque durée du travail ni à un quelconque forfait horaire ou journalier mais aussi par voie de conséquence de fixer seul ses périodes d’inactivités ou de congés et leur durée » (Avis de l’avocat général).

3.        Les deux critères retenus par la Cour de cassation

Pour censurer l’arrêt d’appel et retenir l’existence d’un lien de subordination, caractéristique du contrat de travail, la Cour de cassation s’est appuyée sur deux critères :

  1. D’une part, l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci ;
  2. D’autre part, la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier, dont elle pouvait réduire la rémunération, voir résilier le contrat, pour des motifs divers, notamment en cas de « retards de livraison », « refus d’une livraison », «incapacité à réparer une crevaison »,  « absence de réponse au téléphone », « circulation sans casque », « comportement grave » envers un support ou un client, par exemples.

4.        Les conséquences pour les autres plateformes

Cette décision annonce-t-elle la requalification générale des relations entre travailleurs dépendants des plateformes numériques et les sociétés exploitant ces plateformes ?

Il est encore trop tôt pour l’affirmer. Cependant, la tendance est nette  : le 10 janvier dernier, la Cour d’appel de Paris, à son tour, a jugé qu’un chauffeur VTC était lié à la société UBER par un contrat de travail. Si elles ne veulent pas s’exposer à un contentieux massif, ces sociétés de l’économie 2.0, qui contrôlent étroitement  leurs travailleurs, notamment par une géolocalisation constante et un régime rigoureux de sanctions, devront revoir en profondeur leurs conditions contractuelles et leur modèle social.

A moins que le législateur n’intervienne. Le projet de loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » prévoyait la possibilité pour chaque plateforme d’ « établir une charte déterminant les conditions et modalités d’exercice de sa responsabilité sociale ». Le Conseil constitutionnel avait censuré cette disposition ajoutée en première lecture, qui ne présentait pas de lien avec le texte initial (DC, 4 septembre 2018). Le projet de loi « d’orientation des mobilités », déposé le 26 novembre 2018 au Sénat, reprend ce texte dans l’objectif de créer un statut du travailleur des plateformes numériques alternatif au salariat.

MAJ 15.3.2019

[1] Articles L7342-1 et suivants du code du travail.

[2] Les prises en charge de l’assurance contre le risque d’accident du travail, de la formation professionnelle et la validation des acquis de l’expérience ne sont obligatoires, selon ce texte, que pour les travailleurs dont le chiffre d’affaires annuel atteint 13 % du plafond annuel de la sécurité sociale, soit 5 268,12 euros en 2019.